L'été, on lit 3/5
C’était le dernier dimanche de mai. Il faisait chaud. C’était l’effet du réchauffement climatique. Maman n’avait jamais prêté attention à l’environnement. Elle n’y comprenait rien à la pollution, au recyclage, au vélo. Elle disait que c’était une innovation politique, pour donner une nouvelle dynamique au discours. Il avait pris trop de rides, et n’attiraient plus que les petits vieux du bus 42.
Pourtant, à la voir, zigzaguer entre les passants, elle avait tout l’attirail de dame nature. Sa robe à imprimé coquelicot, volait à mesure qu’elle levait le pied. Elle avançait, et ça virevoltait. Ses cheveux étaient lâchés, toujours ébouriffés, elle ne les coiffait pas. Chez nous, les brosses à cheveux n’existaient que dans les films. Une couronne de marguerites servait à discipliner ses boucles brunes. Elle faisait un raffut quand elle marchait. Elle était de celles qui sont gracieuses mais peu raffinées. Une espèce à part.
Je l’admirais, parce qu’elle ne gardait pas sa langue dans la poche. Elle provoquait en toute situation, et ça l’excitait. Dès qu’une personne la tracassait, elle utilisait tous les mots avec suffixe en « iste » pour la qualifier. Son chemin a croisé tellement de racistes.
Avec elle, il n’était pas question d’expérimenter l’ennui, il devait faire référence à un inconnu. Comme tous les dimanches, on se levait du lit, on ne prenait pas le temps de s’habiller, on filait tout droit au marché. Ce n’était pas une activité de femme au foyer, non le dimanche, c’était un divertissement familial. Elle lançait souvent : « C’est le moment pour toi, de regarder la nature humaine, droit dans les yeux. Si t’observes bien, il n’y pas une personne normale ici. Il y a une chose qu’il faut que tu accroches bien à ton cerveau : la normalité n’existe pas. Il faut y renoncer. Tu m’entends, mon chou. » Elle attrapait mes joues, elle était si peu délicate. Heureusement, elle ne s’en rendait pas compte.
Papa, lui, passait le temps. Il s’installait à son piano électrique qui avait le mérite d’être toujours accordé. Il n’avait pas l’allure d’une pièce de collection, tant pis, c’était le jeu. Il disait : « Je compose. Je vous le promets, vous allez adorer. Je crois que je suis sur un tube. »
Ce dimanche-là, il était dos à nous, face au piano, quand on a débarqué. La discrétion n’était pas notre fort. Le fracas, notre marque de fabrique à toutes les deux, un gène héréditaire qu’elle m’avait légué. J’aurais pu m’en passer.
Il avait le dos courbé, les mains agrippées au piano, pourtant il ne pianotait pas. Ça ne nous a pas interpellé. Les jours de soleil, il arbore un chapeau qui un jour a pris la forme d’un Panama. Il n’a jamais retrouvé cet aspect-là. Maman dit que ça lui donne un charme, alors on va dire qu’il est beau quand il est négligé.
LA SUITE ARRIVE !
Crédit photo : Instagram - Marché d'Aligre